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Inévitablement, les sources du pouvoir essaient de brider toute connaissance nouvelle selon leurs désirs. Mais la connaissance ne saurait avoir de désir désigné – pas plus dans le passé que dans l’avenir.
Dmitri HARKONNEN,
Leçons pour mes fils.
Le Baron Vladimir Harkonnen avait recherché toute sa vie de nouvelles expériences. Il s’était toujours vautré dans les plaisirs hédonistes, les mets les plus succulents, les drogues exotiques, les formes les plus bizarres du sexe. Il avait sans cesse découvert des choses qu’il n’avait pas connues auparavant…
Mais avoir un bébé dans le Donjon Harkonnen… Comment faire avec cette nouveauté insolite ?
Les autres Maisons du Landsraad adoraient les enfants. Une génération à peine auparavant, le Comte Ilban Richèse avait épousé une fille de l’Empereur dont il avait eu onze enfants. Onze ! Le Baron avait supporté d’innombrables chansons insipides et des petits contes moralisateurs qui étaient censés vous persuader qu’il n’y avait rien de plus réconfortant que le rire des enfants. Il avait beaucoup de mal à s’en convaincre, mais pour le bien de sa Maison, pour l’avenir des affaires des Harkonnens, il était décidé à faire de son mieux. Il comptait même être un modèle pour le jeune Feyd-Rautha.
L’enfant avait tout juste un an et il marchait déjà avec une assurance insolente, traversant même certains salons avant de perdre l’équilibre. Il montrait même un certain caractère et se relevait souvent après avoir heurté un obstacle pour repartir d’un pas gaillard. Il avait un regard vif plein de curiosité et fouillait le moindre placard quand il n’avalait pas n’importe quel objet qu’il rencontrait avant de le recracher pour hurler. Il hurlait souvent, d’ailleurs.
Il arrivait au Baron de claquer des doigts pour lui arracher autre chose que des gargouillis, mais en vain.
Un jour, peu après le petit déjeuner, il emmena l’enfant jusqu’au balcon de la plus haute tourelle du Donjon. Le petit Feyd contempla en silence la cité dans la clarté de rouille du soleil matinal et les brumes industrielles. Ses petits yeux se levèrent jusqu’à l’horizon des villages agricoles.
Le Baron pensa à la populace, à la discipline qu’il devait maintenir sur les paysans et les ouvriers indisciplinés, sur les exemples sévères qu’il fallait faire.
Et avec une rapidité surprenante, Feyd se hissa sur la rampe avec ses petits pieds. Avec un cri étouffé, le Baron se lança en avant, tanguant sous l’effet du champ suspenseur de sa ceinture, et cueillit l’enfant au dernier instant.
Il l’éleva jusqu’au niveau de son regard en grommelant des jurons.
— Espèce de jeune petit crétin, comment as-tu pu faire ça ? Tu ne comprends même pas que tu aurais pu aller t’écraser là en bas ? Tu sais que tu ne serais plus qu’une flaque de bouillie, tu le sais ?…
Tout le sang précieux des Harkonnens répandu en un instant !
Le petit Feyd-Rautha le regardait avec de grands yeux. Et puis, il rota.
Le Baron le ramena à l’intérieur. Par mesure de sécurité, il détacha un globe suspenseur de sa ceinture et le noua dans le dos de l’enfant. Feyd, aussitôt, s’envola à moins d’un mètre dans les airs, ravi.
— Viens avec moi, Feyd, lui dit le Baron. Je veux te montrer les animaux. Ça va te plaire.
Ils enfilèrent les couloirs du Donjon et descendirent en flottant doucement jusqu’au niveau des arènes. L’enfant gazouillait et riait et le Baron s’arrêtait régulièrement pour le faire avancer en lui tapotant l’épaule.
Au niveau des cages, ils s’engagèrent dans les tunnels bas, aux plafonds voûtés de torchis et de claies qui conféraient aux lieux un aspect de tanière. Il régnait dans les réduits à barreaux un relent lourd et humide de forêt primitive, de foin putride, de fumier et de crottin. Les feulements et les grondements des animaux torturés se répercutaient entre les parois. Des griffes grinçaient sur le sol de pierre. Des pattes de fauves enragés cognaient contre des grilles invisibles, très loin dans le dédale des ombres.
Le Baron souriait : c’était tellement bon d’avoir tous ces prédateurs alentour.
Il se régalait toujours du spectacle des bêtes, de leurs crocs, de leurs cornes et de leurs griffes. Pourtant, il s’intéressait plus aux combats entre humains, soldats contre esclaves auxquels on avait promis l’affranchissement, que, bien entendu, ils ne recevraient jamais. Car n’importe quel esclave capable de vaincre un combattant Harkonnen aguerri était voué à se battre sans cesse.
Dans la pénombre, le Baron baissa les yeux sur le petit Feyd. Il avait une expression fascinée. Il devina en lui un avenir riche de possibilités : la Maison Harkonnen avait là un nouvel héritier qui se montrerait sans doute supérieur à son crétin de demi-frère, Rabban. Car Rabban, tout fort et méchant qu’il fût, n’avait pas ce côté pervers que le Baron affectionnait.
Mais pour l’heure, cette grosse brute lui était encore utile. Rabban s’était livré à des actes tellement cruels que même le Baron avait été dégoûté. Il se comportait trop souvent comme un crâne rempli de muscles.
Le Baron obèse avec ses suspenseurs et l’enfant curieux s’arrêtèrent devant une cage où un tigre Laza allait et venait, ses pupilles de félin réduites à deux fentes, son mufle triangulaire frémissant à l’odeur de chair et de sang. Les Laza étaient les champions des tournois depuis des siècles, des bêtes à tuer dont toutes les fibres vibraient du désir de destruction et que leurs éleveurs nourrissaient à peine pour qu’elles se repaissent dans l’arène de la chair lacérée de leurs victimes.
Soudain, le fauve bondit vers les barreaux, les babines retroussées, découvrant ses crocs pareils à des kindjals. Il retomba au sol pour charger à nouveau, et réussit à passer une patte griffue entre deux barreaux.
Surpris, le Baron recula en serrant le petit Feyd contre lui. L’enfant, porté par le suspenseur, partit à la dérive et alla cogner le mur, ce qui l’effraya plus que le tigre rugissant. Il se mit à geindre avec une force telle qu’il devint violet.
Le Baron le rattrapa par les épaules.
— Allons, allons, fit-il d’un ton apaisant. On se calme. Tout va bien. (Mais Feyd continua de plus belle, ce qui irrita son oncle.) On se calme, j’ai dit ! Il n’y a pas de quoi pleurer !
Mais rien n’y fit.
Le tigre bondit une fois encore.
— Silence, j’ai dit ! gronda le Baron.
Mais il ne savait quoi faire. On ne lui avait jamais appris comment se comporter avec les enfants.
— Oh, ça suffit !
Étrangement, il pensa aux deux filles qu’il avait données à Mohiam, la sorcière du Bene Gesserit. Durant sa désastreuse entrevue au large de Wallach IX, sept ans auparavant, il avait demandé qu’on lui retourne les deux enfants, mais il réalisait à présent qu’il avait eu de la chance que les Sœurs refusent et les élèvent elles-mêmes.
— Piter ! hurla-t-il, à bout de ressource, avant de se tourner vers un panneau de communication qu’il cogna de son poing boursouflé. Piter de Vries ! Où est donc mon Mentat ?
La voix nasale de de Vries résonna dans le communicateur.
— J’arrive, mon Seigneur.
Feyd glapissait toujours et, quand le Baron le reprit, il s’aperçut que l’enfant avait souillé sa couche-culotte.
— Piter !
— Oui, mon Baron ?
Le Mentat accourait déjà. Il n’était jamais très loin, comme toujours. Le Baron lui colla l’enfant dans les bras.
— Occupe-toi de lui. Qu’il cesse de crier !
Désorienté, le Mentat cligna des yeux en regardant le dernier-né des Harkonnens.
— Oui, certes, mon Baron, mais je…
— Fais ce que je te dis ! Tu es mon Mentat. Tu es censé savoir tout ce que je veux que tu saches.
Il s’efforça de ne pas sourire devant l’air déconfit de de Vries.
Le Mentat tenait l’enfant à bout de bras, plissant le nez à cause de l’odeur, comme s’il manipulait un spécimen étrange. Son expression consolait le Baron de ce moment de détresse qu’il venait de vivre.
— Je compte sur toi, Piter, fit le Baron en s’éloignant moins vivement que d’habitude à cause du globe suspenseur qu’il venait de perdre.
Il laissa derrière lui un Mentat très embarrassé qui ne savait quoi faire de l’enfant hurlant qui sentait de plus en plus fort.